L'Orgue mystique, de Charles Tournemire
Ceux qui font profession d'organiste d'église et apprécient le plain-chant connaissent le nom de Charles Tournemire. Mais tous ceux qui accompagnent le rite catholique romain à l'orgue ne connaissent de lui que quelques pièces qui étaient des improvisations1). Or il se trouve qu'il a légué un corpus largement méconnu d'œuvres pour orgue que seuls quelques spécialistes ont pris la peine d'analyser et de déchiffrer, connu sous le nom d'Orgue mystique.
Charles Tournemire (1870 - 1939), titulaire de l'orgue de Sainte Clotilde2) où il succéda à Gabriel Pierné, était professeur d'harmonie au Conservation supérieur de musique de Paris. Élève de César Franck, lui-même enseigna à Jehan Langlais, Olivier Messiaen et Maurice Duruflé. Doté d'une personnalité attachante mais à l'humeur parfois changeante, c'était un catholique profondément mystique, influencé par les écrits d'Ernest Hello.
Proche des moines de Solesmes3) à une époque où, faisant suite à la première guerre mondiale, une religiosité renouvelée traversait la société française, Tournemire forma à partir de 1922 le projet de compositions basées sur le Propre des dimanches. Tournemire rendit souvent visite à l'abbaye de Solesmes et, décrivant ses conversations avec les moines de Solesmes, il s'imprégna du chant grégorien et de son interprétation.
Entre 1922 et 1927, Tournemire rédigea le plan de composition de l'Orgue Mystique. Il prit note des chants du Propre de chaque dimanche de l'année et des chants de l'Office divin. Comme références il eut recours à l'édition de 1908 du Graduale et de celle de 1871 du Missel romain.
Cinquante et une suites, initialement écrites par ordre de prééminence liturgique, furent composées. Regroupées sous trois numéros d'opus4), elles furent écrites entre 1927 et 1932. Ces suites ne correspondent pas exactement à l'intégralité de la liturgie dans l'année5) et certains choix de Charles Tournemire ont été influencés par les usages de l'orgue à l'époque en France6) ainsi que par la lecture attentive de l'Année Liturgique de dom Guéranger.
La structure des suites est assez classique : Prélude a l'Introït, Offertoire, Élevation ,Communion et Pièce terminale. On notera que la dernière pièce de la dernière suite est basée sur le Te Deum.
Comment Tournemire voyait-il l'emploi de ces suites ? Encore une fois, les usages liturgiques en France présidaient aux interventions de l'orgue pendant la messe :
- le Prélude était joué entre l'Asperges et l'Introit ;
- l'Offertoire introduisait la pièce en plain-chant du jour ;
- l'Élevation est généralement la pièce la plus intéressante parce qu'en France, à ce moment précis, l'orgue jouait toujours ;
- la Communion se comprend d'elle-même ;
- la Pièce terminale représentait pour Tournemire un ample temps de méditation sur la journée liturgique elle-même et comprend des chants de l'Office et d'autres selon son inspiration personnelle : il s'agit souvent de morceaux assez longs, intériorisés et qui ne s'achèvent pas systématiquement sur les pleins-jeux de l'orgue7).
Pourquoi parler de Tournemire ? L'utilisation du plain-chant qu'il réalise est à la fois puissante et toujours d'actualité : si on encourage l'emploi du plain-chant, l'usage de la musique basée sur et autour du chant grégorien ne peut qu'être chaudement recommandé. La musique de Tournemire ne peut pas être séparée de la liturgie et c'est la raison pour laquelle cette dernière, profondément liée à la liturgie et à l'esprit de la liturgie, est indispensable.
Esthétiquement parlant, sa musique est impressioniste et profondément enracinée dans les modes du plain-chant. Jehan Langlais remarqua qu'elle ne devait pas servir d'intonation pour le chant grégorien mais d'ornement de la liturgie. De l'autre côté de l'Atlantique, le CMAA8) lui a consacré des journées d'études en 2012 : The Aesthetics and Pedagogy of Charles Tournemire: Chant and Improvisation in the Liturgy.
Il existe très peu d'intégrales enregistrées de cette œuvre monumentale, la plus connue étant celle enregistrée par Georges Delvallée ; cette intégrale a été mise en libre écoute sur le site de diffusion de vidéos en ligne Youtube.
Enfin, publiée au fil du temps sous forme de cahiers périodiques par les éditions Heugel, l'intégralité des partitions est difficile à dénicher dans le commerce ; toutefois, l'ensemble étant passé dans le domaine public, on les trouve en téléchargement sur internet.
Messiaen proclama qu'un jour le monde redécouvrira Tournemire. Concluons par cette citation de Charles Tournemire : “L'orgue sans le chant est comme un corps sans âme.”